lundi 15 février 2016

Garnier : Forme et fonction du théâtre humaniste

Le théâtre humaniste de la Renaissance.

C'est en Italie qu'on trouve les premières traces du mouvement humaniste, dès la fin du XIV ème siècle; Ce mouvement se définit tout d'abord par la redécouverte du théâtre antique, on appelle ce théâtre un "théâtre moderne", ces premières pièces modernes sont d'abord écrites en latin, on sait aussi qu'à Florence par exemple les tragédies sont destinées à être lues ou récitées, alors qu'à Rome elles sont destinées à être représentées.
Ce théâtre mène à la vraisemblance recherchée plus tard dans le théâtre du XVIIème, on refuse l'irrationnel et l’extravagant, en préférant l'esthétique et l'éthique.
Il emprunte certaines règles au théâtre antique, qu'on retrouvera par la suite dans le théâtre classique, comme la division de la pièce en cinq actes, et nombre très restreint de personnages.
Le théâtre humaniste est le prédécesseur logique au théâtre classique, l'idée de structure et de morale est déjà là, et la référence à l'Antiquité aussi.
Cependant, en France aussi le mouvement humaniste se fait sentir, mais bien plus tard, au XVIème siècle. Orchestré cette fois par l'Eglise, dans l'espoir d'une résurrection de l'art dramatique en s'inspirant comme les Italiens du modèle antique, en leur empruntant la règle par exemple des trois unités. Dans cette courte période on ne trouve que peu de comédies, malgré leur succès.

Vicenza teatro olimpico
Exemple de scène italienne durant la Renaissance

Robert Garnier, dramaturge et humaniste ?

Afficher l'image d'origineRobert Garnier est né vers 1545 à la Ferthé-Bernard (Sarthe), il est le fils d'une famille bourgeoise assez aisée, alliée à la noblesse locale. Il fait des études de droit et écrit déjà des sonnets, des chants royaux et des poèmes amoureux.
A partir de 1567, il est avocat au Parlement de Paris, mais il est aussi poète, il écrit la même année l'Hymne à la monarchie. Il publie en 1568 sa première tragédie à sujet romain Porcie.
Il exerce par la suite différentes charges judiciaires et administratives comme représenter l'autorité royale et faire régner l'ordre dans la cité en pleine guerre civile.
Mais Garnier est surtout dramaturge, il écrit essentiellement des pièces à sujets romains ou grecs. Il est nommé membre du Grand Conseil du Royaume le 12 octobre 1587.
Il meurt le 20 septembre 1590 au Mans.
On sait de sources sûres qu'il côtoyait Guy du Faur de Pibrac, les poètes de la Pléiade et évidemment son épouse Françoise Hubert.
Le dramaturge était un grand humaniste et fervent défenseur de la monarchie et du pouvoir royal fort.
De ses tragédies les plus connues on connait la Troade, Porcie, une tragé-comédie Bradamante, et trois tragédies humanistes Hippolyte, Antigone et les Juives.


 Hippolyte, pièce humaniste de Robert Garnier

Nous allons étudier "Hippolyte", pièce humaniste reprenant le mythe célèbre de Phèdre, écrite en 1573 par Garnier.
La pièce "Hippolyte", de son nom complet "Hippolyte, Tragédie de Rob. Garnier Conseiller du Roy au siège Présidial et Senechaussee du Maine" suit l'exemple d'une réécriture de l'Antiquité faite par Euripide "Hippolyte porte-couronne" en replaçant Hippolyte au centre de la pièce, laissant Phèdre au second plan.
Encore une fois je vais m'appuyer sur le personnage de Phèdre en particulier,  en se demandant pourquoi Garnier a tenu à introduire Hippolyte en tant que pièce maître de cette pièce, à l'inverse d'un de ses prédécesseurs Sénèque, à qui il emprunte juste les modalités de l'intrigue.

Phèdre est présentée tout d'abord dans cette pièce comme une femme malheureuse, d'abord parce qu'elle est éloignée de sa terre natale, la Crète, mais aussi car elle est attristée et souffre de l'adultère de son mari Thésée et de son . On peut interpréter cela comme une volonté de la part de Garnier de montrer une "victime" en le personnage de Phèdre. Victime d'une souffrance morale et physique, étant sensuellement insatisfaite aussi. Garnier insiste sur le fait que cette femme est profondément troublée par ce besoin sensuel d'amour et de considération, que son mari ne satisfait que dans l'adultère, avec d'autres femmes. On peut voir que ici Thésée a un rôle très négatif et méprisant envers son épouse. On se doute dans la logique des choses que l'affront de Thésée aura une influence sur la vengeance de son épouse.

Hippolyte après l'aveu de Phèdre sa belle-mère, Étienne Bathélémy Garnier, 1849

Mais n'oublions pas que l'amour de Phèdre pour son beau-fils reste une malédiction de Vénus, ce n'est donc pas un choix. De plus, cette punition se doit d'être terrible et moralement intolérable, sinon le caractère atroce des punitions divines perdrait de son sens.
Nous pouvons voir que Phèdre se sent très impuissante par rapport à son amour pour Hippolyte, en opposition à "Phèdre" de Sénèque, où Phèdre a conscience de son amour incestueux et l'assume profondément jusque dans la mort. Ici la souffrance de Phèdre se décrit surtout par le rejet d'Hippolyte quand elle lui avoue ses sentiments,on assiste donc à un double rejet : d'abord son époux la délaisse et la trompe, cause première de son malheur, puis quand elle retrouve dans l'amour incestueux qu'elle porte à son beau fils l'espoir que ses sentiments puissent être partagés, on la repousse à nouveau.

C'est sur ce point : l'amour constamment rejeté de Phèdre, sur lequel Garnier se base, en laissant de côté "l'incestueux amour" pour se consacrer davantage à la psychologie de cette femme mal-aimée, et c'est là un élément majeur de cette réécriture, sur qui Racine se basera plus tard.




Extrait de la mort de Phèdre
PHEDRE.
Las! Nourrice, il est vray: mais je n’y puis que faire.
Je me travaille assez pour me cuider distraire
De ce gluant Amour, mais tousjours l’obstiné
Se colle plus estroit à mon cœur butiné . (730)
Je ne sçaurois sortir libre de son cordage ,
Ma chaste raison cede à sa forçante rage:
Tant il peut dessur nous quand une fois son trait
Nous a troublé le sang de quelque beau pourtrait.
J’ay tousjours un combat de ces deux adversaires, (735)
Qui s’entrevont heurtant de puissances contraires.
Ores cetuy-là gaigne, et ore cetuy-cy,
Cetuy-cy perd apres, cetuy-là perd aussi:
Maintenant la raison ha la force plus grande,
Maintenant la fureur plus forte me commande: (740)
Mais toujours à la fin Amour est le vaincueur,
Qui paisible du camp s’empare de mon cueur.
Ainsi voit-on souvent une nef passagere
Au milieu de la mer, quand elle se colere,
Ne pouvoir aborder, tant un contraire vent (745)
Seigneuriant les flots la bat par le devant.
Les nochers esperdus ont beau caler les voiles,
Ont beau courir au mats, le desarmer de toiles,
Ont beau coucher la rame, et de tout leur effort
Tâcher malgré le vent de se trainer au port, (750)
Leur labeur n’y fait rien: la mugissante haleine
Du Nort qui les repousse, aneantist leur peine.
La nef court eslancee, ou contre quelque banc,
Ainci cette fureur violente s’oppose (755)
A ce que la raison salutaire propose,
Et sous ce petit Dieu tyrannise mon cueur.
C’est ce Dieu qui des Dieux et des hommes veinqueur
Exerce son empire au ciel comme en la terre:
Qui ne craint point de faire à Jupiter la guerre, (760)
Qui domte le dieu Mars, ores qu’il soit d’armet,
De gréve et de cuirace armé jusqu’au sommet:
Qui le dieu forgeron brusle dans la poitrine
Au milieu de sa forge, où le foudre il affine:
Le pauvre Dieu Vulcan, qui tout estincelant (765)
Aux fourneaux ensoulfrez travaille martelant,
Qui tousjours ha le front panché dans la fournaise,
Qui à bras decouverts va pincetant la braise,
Sans qu’il soit offensé de la force du feu,
De ces tisons d’Amour se defendre n’ha peu. (770)
Il brusle en l’estomac, et tout sueux s’estonne
Qu’en luy qui n’est que feu, cet autre feu s’entonne.


Dans un français plus compréhensible : 

PHEDRE.
Las! Nourrice, il est vrai: mais je n’y puis que faire.
Je me travaille assez pour me cuider distraire
De ce gluant Amour, mais toujours l’obstiné
Se colle plus étroit à mon cœur butiné . (730)
Je ne saurais sortir libre de son cordage ,
Ma chaste raison cède à sa forçante rage:
Tant il peut dessus nous quand une fois son trait
Nous a troublé le sang de quelque beau portrait.
J’ai toujours un combat de ces deux adversaires, (735)
Qui s’entrevont heurtant de puissances contraires.
Ores celui-là gagne, et ore celui-ci,
Celui-ci perd après, celui-là perd aussi:
Maintenant la raison a la force plus grande,
Maintenant la fureur plus forte me commande: (740)
Mais toujours à la fin Amour est le vainqueur,
Qui paisible du camp s’empare de mon coeur.
Ainsi voit-on souvent une nef passagère
Au milieu de la mer, quand elle se colère,
Ne pouvoir aborder, tant un contraire vent (745)
Seigneuriant les flots la bat par le devant.
Les nochers éperdus ont beau caler les voiles,
Ont beau courir au mât, le désarmer de toiles,
Ont beau coucher la rame, et de tout leur effort
Tâcher malgré le vent de se traîner au port, (750)
Leur labeur n’y fait rien: la mugissante haleine
Du Nord qui les repousse, anéantit leur peine.
La nef court élancée, ou contre quelque banc,
Ainsi cette fureur violente s’oppose (755)
A ce que la raison salutaire propose,
Et sous ce petit Dieu tyrannise mon coeur.
C’est ce Dieu qui des Dieux et des hommes vainqueur
Exerce son empire au ciel comme en la terre:
Qui ne craint point de faire à Jupiter la guerre, (760)
Qui dompte le dieu Mars, ores qu’il soit d’armet,
De gréve et de cuirasse armé jusqu’au sommet:
Qui le dieu forgeron brûle dans la poitrine
Au milieu de sa forge, où le foudre il affine:
Le pauvre Dieu Vulcain, qui tout étincelant (765)
Aux fourneaux ensouffrez travaille martelant,
Qui toujours a le front penché dans la fournaise,
Qui à bras découverts va pincetant la braise,
Sans qu’il soit offensé de la force du feu,
De ces tisons d’Amour se défendre n’a peu. (770)
Il brûle en l’estomac, et tout sueux s’étonne
Qu’en lui qui n’est que feu, cet autre feu s’entonne.

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