lundi 15 février 2016

Sénèque : Forme et fonction du théâtre latin


Le théâtre latin : Formes et représentations

On ne va pas au théâtre dans l'antiquité romaine comme on va au théâtre de nos jours. Toute représentation s'intègre au culte relgiieux. La première représentation, qui n'était pas du théâtre à proprement parler, date de -364. A l'époque, on ne parle pas de théâtre, mais de "jeu scénique" : il s'inspire d'un rite étrusque assuré par des acteurs et visait alors à expier une épidémie de peste. Ce rite devient annuel de 364 à 350.   
Le théâtre romain est un théâtre d'Etat. La République y consacre aussi un certain nombre de jours de fête où toute la population est conviée. Six jeux annuels, à la fin de la République, sont consacrés à des divinités (Deux pour Jupiter, deux pour Cérès, un pour Apollon, un pour Liber.)
Le théâtre romain, theatrum, naît réellement vers 240 av.JC. Sous l'Empire, il revêt une importance essentielle : il est présent dans chaque cité romaine. Contrairement au théâtre grec, le bâtiment théâtre dispose d'un mur de scène, ce qui signifie qu'il peut être placé n'importe où en ville. Les représentations étaient gratuites, financées par de riches mécènes.
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Un auteur assis et son comédien
Les comédiens se trouvaient être presque tous des hommes, esclaves ou affranchis; cependant, à la différence de la Grèce, on pouvait exceptionnellement y trouver des femmes.
Les pièces en soi n'étaient pas jouées : le plus souvent lues par les acteurs ou les auteurs eux-mêmes, elles étaient surtout et avant tout un prétexte au chant et à la danse. Il n'y avait pas non plus de didascalies, sinon des indications de jeu directement émises dans les répliques et par les personnages. Personnages caricaturaux, par ailleurs, et ainsi facilement reconnaissables : Un vieillard avait les cheveux blancs, un esclave était roux, un jeune homme était blond. Ils pouvaient également être costumés : ainsi, ils portaient des masques correspondant à leur humeur ainsi que des cothurnes et toges flottantes.


Sénèque, le stoïcien

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De son vrai nom Lucius Aenecus Seneca, il est né en -2, au début de l'ère chrétienne, à Cordoue, Bétique, l'Andalousie actuelle. Il est le fils de Sénèque le Rhéteur, qui appartient à l'ordre équestre, et bénéficie d'une excellente éducation : il passe sa scolarité à Rome, où il se forme à la rhétorique. Son inclination pour la philosophie pythagoricienne et stoïcienne l'amène à mener une vie d'ascète qui lui cause des problèmes de santé. En 20, il quitte Rome pour se faire soigner en Égypte.En 31, il commence son cursus honorum en tant que questeur; Exilé entre 41 et 49 car accusé d'adultère, il le terminera en 50 comme préteur puis consul. Il est également sénateur, ainsi que précepteur puis conseiller de l'Empereur; d'abord de Caligula, puis de son successeur Néron. Celui-là même le poussera au suicide pour complot le 12 avril 65.Il fréquente de nombreuses personnalités telles qu'Agrippine, ses deux époux Claude et Caligula ainsi que son fils Néron, et entretient une relation avec Julia Livilla.
C'est un représentant de la doctrine stoïcienne, mais également un grand esthète, à qui ses neuf tragédies ont permis l'étude des caractères monstrueux. Parmi celles-ci, on retrouve Médée, Oedipe ou encore Phèdre. Il a également écrit des dialogues comme les Lettres à Lucilius, et des traités tels que "De la vie heureuse" (de vita beatia) ; "De la providence" (de providentia) ou "De la brièveté de la vie" (de brevitate vitae).




Phèdre : entre tragédie latine et monstre sénéquien

Dans la tragédie latine, il existe un schéma classique du "monstre" : il est défini par trois termes issus du vocabulaire juridique en vigueur à Rome, représentant des étapes qui, peu à peu, sortent le sujet de l'humanité.
Tout d'abord, il y a le dolor : il se caractérise par une souffrance intolérable subie par le sujet humain, qui laisse une blessure et peu à peu s'envenime : elle peut être une humiliation, une tromperie, une malédiction, un rejet...
Ensuite vient le furor : il est à la fois un stade transitoire où se mettent en place les actions du sujet dans la réalisation de son crime inhumain, mais aussi la période qui lui permet de sortir de son humanité, durant laquelle ses passions se déchaînent. Le sujet atteint de furor est le furiosus. Juridiquement, à Rome, un furiosus est un homme jugé "irresponsable", pris par une démence passagère.
Puis il y a le nefas,  ou scelus nefas (crime non permis) : c'est un crime symbolique, contre l'humanité. Il est inexpiable: lui et son auteur doivent être expulsés du monde des humains, et leur souvenir, s'il n'est pas effacé, sera l'objet d'une perpétuelle abomination : dans la tragédie romaine, le héros n'est jamais jugé. Il permet au furiosus de passer au statut de héros mythologique. Le scelus nefas revêt une dimension mythologique, car à Rome, il y a des lois contre l'infanticide, l'inceste... Il est en fait une sorte de démonstration d'un macrocosme par la victoire du chaos: en effet, ce crime dépasse l'entendement et la portée de la compréhension humaine.
Dans une tragédie, les personnages sont souvent stéréotypés : Il y a les simples mortels, qui font offices d'intermédiaires entre les bourreaux (ayant accompli un nefas) et les furieux victimes (simples furiosi).


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Phèdre, mise en scène Élisabeth Chailloux
On a souvent dit que Sénèque profitait de ses pièces afin d'y faire passer des principes stoïciens, mais les théories les plus récentes prêtent à croire que Sénèque s'intéresse surtout à exploiter les différents types de passions et faire ressortir les monstres de ses sujets. Ainsi, toutes ses pièces racontent l'accomplissement d'un nefas et donnent à voir le trajet accomplit par les héros, du dolor jusqu'à leur sortie de l'humanité. 
Dans Phèdre, à la fois tragédie de la fureur et de la mémoire, l'écriture se trouve être intéressante par son jeu de renvoi et d'échange des rôles constant, aussi bien dans les actes que dans les mots : Phèdre, au début furieuse victime de Vénus, devient bourreau de Thésée, qui lui-même devient bourreau d'Hippolyte, pourtant à l'origine du dolor de Phèdre. Cette même Phèdre qui ne cesse de s'exclamer : "Ah! Si j'étais ma soeur !" ou "Comme j'aimerais être Amazone!". En fait, Ariane et Amazone ayant toutes deux été compagnes de Thésée, le jeu incestueux est renforcé : elle veut parvenir à son époux, tout en s'imaginant être la mère d'Hippolyte.
Le monstre de Sénèque est bien différent de celui d'Euripide, dans deux mesures : En effet chez Euripide, Hippolyte est le personnage principal, à punir pour sa monstruosité. Il rejette Phèdre par mépris et dégoût. Il meurt châtié, et Phèdre elle, devient une martyre, victime d'Hippolyte. Chez Sénèque à l'inverse, Phèdre est mise en avant, éclipsant Hippolyte qui la rejette parce qu'il ne peut concevoir qu'une femme l'aime, la notion d'amour lui étant inconnue. Il ne sert que de prétexte au développement du furor de Phèdre, et il meurt victime de celle-ci.
La deuxième différence réside dans le fait que Phèdre ne se sent pas coupable. Elle utilise la malédiction de Vénus comme prétexte pour se laisser sortir de l'humanité ; elle se complait dans son furor et se précipite vers son nefas : celui-ci accompli, au lieu de se revenir à elle et de se contempler avec horreur, elle prend le visage de son crime, et le devient. Son suicide n'est donc pas une preuve de sa culpabilité, mais au contraire, elle s'expulse au plus vite de l'humanité afin de revêtir son statut d'héroïne mythologique, car elle sait que sa libération est impossible. En se tuant sur le cadavre d'Hippolyte, elle le souille et l'entraîne avec elle.

Le théâtre de Sénèque est un théâtre de divertissement et d'exploration des esthétiques tragiques. Il ne permet pas de catharsis, dans la mesure où le but n'est pas de purger le public de ses passions : Le fait que les personnages soient grecs, d'une autre culture et civilisation, instaure une distance avec les romains. Même les termes repris de leur terminologie juridique ne les concernent pas, car le furiosus est irresponsable, et les personnages inhumains. La tragédie latine ne saurait donc être la représentation de réalités extra-théâtrales, elle est la présentation d'une réalité autonome.

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Extrait de la mort de Phèdre 

PHÈDRE.

C'est contre moi qu'il faut tourner ta fureur, ô Neptune ; c'est contre moi qu'il faut déchaîner les monstres de la mer, ceux que Téthys cache dans les derniers replis de son sein profond, ceux que le vieil Océan nourrit dans ses plus sombres abîmes. O cruel Thésée, que les liens n'ont jamais revu que pour leur malheur, et dont il faut que le retour soit acheté par la mort d'un père et d'un fils! tu détruis ta famille, et c'est toujours la haine ou l'amour d'une épouse qui te rend coupable. — Hippolyte, est-ce ainsi que je te revois? est-ce ainsi que je t'ai fait? Quel cruel Sinis, quel barbare Procuste a déchiré tes membres? ou quel Minotaure, quel monstre mugissant dans la prison bâtie par Dédale, t'a frappé de ses cornes terribles et mis en pièces? Hélas! qu'est devenue ta beauté? que sont devenus tes yeux, astres brillants pour les miens? es-tu bien mort? Ah! viens et prête l'oreille à mes paroles. Je puis le dire sans honte; cette main vengera ton trépas, j'enfoncerai ce glaive dans mon sein coupable ; je me délivrerai tout ensemble de la vie et du crime : amante insensée, je veux te suivre sur les bords du Styx, et sur les brûlantes eaux des fleuves de l'enfer. Chère ombre, apaise-toi : reçois ces cheveux dont je dépouille ma tête, et que j'arrache sur mon front. Nos cœurs n'ont pu s'unir, nos destinées du moins s'uniront. Chaste épouse, meurs pour ton époux; femme infidèle, meurs pour ton amant. Puis-je partager la couche de Thésée, après un si grand crime? il ne te manquerait plus que d'aller dans ses bras comme une femme irréprochable dont on a vengé l'honneur. — O mort, seule consolation qui me reste dans la perte de mon honneur, je me jette dans tes bras, ouvre-moi ton sein! — Athènes, écoute-moi, et toi aussi, père aveugle, et plus cruel que ta perfide épouse. J'ai menti : le crime affreux que j'avais moi-même commis dans mon cœur, je l'ai rejeté faussement sur Hippolyte. Tu as frappé ton fils innocent, toi, son père, et sa vertu a subi le châtiment d'un inceste dont elle ne s'était point souillée. Homme chaste, homme pur, reprends la gloire qui t'est due. Cette épée fera justice, et, ouvrant mon sein coupable, fera couler mon sang pour apaiser ton âme vertueuse. Ton devoir, après ce coup fatal, la marâtre de ton fils te l'enseigne, ô Thésée ; apprends d'elle à mourir.

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